12/11/2025 reseauinternational.net  6min #296048

Viktor : l'espion russe 100% fabriqué par L'Express avec vos impôts

Quand le storytelling remplace le journalisme

par Mounir Kilani

Le 8 novembre 2025, L'Express 1 publie un témoignage anonyme présenté comme «glaçant» : Viktor, jeune Russe, employé sur une base militaire, serait devenu espion pour la légion «Liberté de la Russie» après le «massacre de Boutcha».
Mais derrière l'émotion, une question essentielle : où s'arrête le journalisme et où commence la narration émotionnelle ?

Un récit séduisant, mais sans substance vérifiable

Viktor. Un nom, un âge incertain, une base militaire invisible. Selon L'Express, ce jeune Russe serait passé du patriotisme à la résistance après les événements de Boutcha, devenant espion pour la légion «Liberté de la Russie» et transmettant informations et colis à l'armée ukrainienne via un certain «César».
Le récit, qualifié de «glaçant», captive : patriotisme trahi, massacre subi, engagement héroïque.
Mais la tension dramatique ne suffit pas à faire d'une histoire un reportage.

Un témoignage sans preuves matérielles

Le témoignage a été recueilli via Signal, sans caméra, sans lieu identifiable, et relu par le témoin pour éviter toute identification. Aucun document, photo ou message ne permet de corroborer ses affirmations. L'Express écrit : «Nous avons échangé pendant plusieurs mois» - mais aucune vérification externe n'est mentionnée.
L'article se contente du «il a dit», transformant le récit en produit narratif plutôt qu'en enquête vérifiée.
Même la légion «Liberté de la Russie» et le personnage de César, bien connus des médias, ne suffisent pas à confirmer l'existence réelle de Viktor ni ses activités.

Une investigation défaillante

Les détails fournis - aérodromes, bombardiers, transferts de colis - restent des généralités : pas de noms, pas de dates, pas de coordonnées.
Dans un véritable reportage d'investigation, des preuves anonymisées ou des sources croisées auraient été nécessaires.
Ici, tout repose sur la tension dramatique et l'empathie. Le schéma narratif est classique : patriote trompé par la propagande, confrontation avec un événement tragique, puis engagement dans la dissidence.
L'histoire humanise le «bon camp», tout en demeurant intouchable sur le plan des faits.

Boutcha : un pivot émotionnel

Boutcha, présenté comme déclencheur moral, illustre la construction émotionnelle du récit.
Les images et reportages médiatiques ont circulé, mais aucune enquête internationale indépendante n'a confirmé les responsabilités exactes.
Utiliser Boutcha comme pivot moral transforme un événement controversé en instrument narratif, invitant le lecteur à ressentir plutôt qu'à vérifier.

Contexte : la guerre de l'information

Ce récit s'inscrit dans un contexte plus large : la guerre de l'information.
L'Ukraine et ses alliés cherchent à démontrer l'existence d'une dissidence interne russe pour renforcer le soutien occidental.
Les médias occidentaux, en quête de récits humains forts, publient ces témoignages anonymes sans toujours pouvoir les vérifier.
Pendant ce temps, la Russie réprime sévèrement tout écart pour «discrédit de l'armée», tandis que le nombre réel de déserteurs reste marginal.
Dans ce climat, chaque mot devient une arme : l'émotion sert de vecteur stratégique.

Une faute éthique majeure

Publier un récit anonyme et invérifié sous couvert d'investigation n'est pas un simple manquement : c'est une faute éthique majeure, avec des conséquences tangibles.
En donnant à Viktor la crédibilité d'un héros, L'Express et son correspondant transforment la narration en outil de propagande, contribuant à un climat où la désinformation influence l'opinion et les décisions politiques.
Ces pratiques médiatiques, loin d'être neutres, participent à une forme de brouillage informationnel qui alimente indirectement la poursuite du conflit.

Violation de la déontologie journalistique

Ces méthodes contreviennent à plusieurs principes de la Charte de Munich (1971) :

  • «Respecter la vérité, quelles qu'en puissent être les conséquences» ;
  • «Publier seulement les informations dont l'origine est connue» ;
  • «Rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte».

En diffusant un témoignage invérifiable sous un vernis d'investigation, le média s'écarte de ces obligations fondamentales.
C'est un manquement grave à la déontologie, d'autant plus problématique lorsqu'il est financé par l'argent public.

Financement public et responsabilité morale

L'Express perçoit entre 800 000 et 1 million d'euros de subventions publiques en 2025.
Autrement dit, l'impôt des citoyens finance, en partie, des récits non vérifiés, construits pour émouvoir plutôt que pour informer.
Cette situation interroge la responsabilité morale et politique : l'État doit-il subventionner des productions médiatiques qui s'écartent des règles fondamentales du journalisme ?

L'Express : un média institutionnalisé

Le propriétaire de L'Express, Alain Weill, dirige un empire médiatique incluant BFM, RMC, et plusieurs chaînes de flux.
Ce système médiatique, concentré et interconnecté, favorise une homogénéité éditoriale où l'émotion et la mise en scène priment sur la vérification.
Le cas Viktor illustre ce glissement : un récit spectaculaire publié sans le filtre du doute.

Un mélange de vérités et de fiction

Il ne s'agit pas de nier la répression russe ni la réalité du conflit : la légion «Liberté de la Russie» existe, les sanctions pour haute trahison sont réelles, et la propagande d'État russe est documentée.
Mais en mêlant vérités générales et affirmations invérifiables, L'Express crée l'illusion d'un reportage crédible là où il n'y a qu'un storytelling de guerre.

Questions fondamentales

Ce mélange de narration et de propagande soulève plusieurs questions :
Qu'est-ce que le journalisme ?
Jusqu'où peut-on publier des récits anonymes sans preuve ?
Et surtout, le lecteur sait-il que l'article repose sur une construction narrative, et non sur des faits établis ?

Le constat final

L'article de L'Express sur Viktor n'est pas un reportage d'investigation, mais un exercice de narration émotionnelle.
Il illustre comment certains médias peuvent transformer des faits généraux et des événements controversés en fiction persuasive, façonnant l'opinion publique dans un conflit où la réalité et la narration se confondent.
La responsabilité morale et déontologique des rédactions doit être examinée, afin que le droit du public à une information fiable soit enfin respecté.

Quand la guerre devient un spectacle

L'affaire Viktor dépasse le simple cas journalistique.
Elle révèle une dérive plus profonde : celle d'un journalisme transformé en spectacle émotionnel.
Sous la pression de la guerre de l'information, les principes éthiques se dissolvent dans le récit.
En publiant un témoignage fantomatique, L'Express n'a pas seulement manqué à son devoir de vérification : il a contribué à brouiller la frontière entre information et propagande.
Et dans un monde où les mots peuvent tuer, la vérité reste la première victime.

Sources

Aides publiques à L'Express - données officielles Ministère de la Culture (2023-2025)
L'Express a perçu 1 013 846 € en 2023 et 926 514 € en 2024 (fonds pluralisme + distribution).
 data.culture.gouv.fr

Charte de Munich (Déclaration des devoirs et droits des journalistes, 1971) - texte intégral officiel
charte_de_munich.pdf

  1. Article original L'Express, 8 novembre 2025
  2.  lexpress.fr

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